Dans l'Algérie lumineuse de l'entre-deux-guerres, Yves découvre le monde par les couleurs : les étoffes vives des marchés d'Oran, les parures des femmes, les bijoux kabyles, les broderies chatoyantes des burnous. La méditerranée, où se mêlent l'Orient et l'Occident, devient très tôt sa première palette. Il griffonne des silhouettes dans ses cahiers, découpe des mannequins de papier, invente un monde où les femmes seraient reines. Le décor est planté : Yves Saint Laurent, futur prince de la couture, a déjà choisi son royaume.
En 1954, il monte à Paris et entre à la Chambre syndicale de la couture. Il n'a pas 18 ans, mais ses croquis font l'unanimité. Il remporte le premier prix du concours du Secrétariat international de la laine, et attire l'attention de Christian Dior. Le maître voit en lui son héritier. Trois ans plus tard, au décès brutal de Dior, Yves Saint Laurent devient, à 21 ans, le plus jeune directeur artistique de l'histoire de la haute couture.
Dès sa première collection en 1958, il crée un choc. Les femmes redressent les épaules, le corps se libère des corsets. Il insuffle une modernité radicale, inspirée par les femmes qu'il aime : sa mère, Catherine Deneuve, Talitha Getty... mais aussi par les souvenirs d'Oran. "L'Algérie est ma patrie de cœur", confiera-t-il des années plus tard.
En 1962, juste après l'indépendance algérienne, il crée sa propre maison avec Pierre Bergé. Le logo YSL devient rapidement synonyme de luxe audacieux. Sa mode est à la fois architecturale et sensuelle. Les collections se succèdent, chacune comme un chapitre d'une odyssée textile. Yves invente la saharienne, popularise le smoking féminin, et donne aux femmes des armes de séduction massives : tailleurs-pantalons, transparences, coupes droites.
Mais son lien avec l'Algérie ne s'est jamais rompue. Dans ses collections, on retrouve les influences de son enfance : les robes en voile inspirées des tenues sahariennes, les broderies dorées, les couleurs ocre, fauve, sable. Sa collection "Afrique" de 1967 en est le plus bel hommage : un patchwork de tissus africains, de silhouettes déstructurées, de volumes fluides. Le monde occidental découvre un imaginaire jusqu'alors confisqué ou folklorisé.
Le musée Yves Saint Laurent à Marrakech, inauguré en 2017, près du jardin Majorelle qu'il a sauvé de l'abandon, témoigne de cette passion pour le Maghreb. Si le Maroc a été son refuge, l'Algérie a été sa blessure douce. Il n'y retournera plus après l'indépendance, mais elle reste la source de ses audaces, de ses envolées, de ses audaces de tailleur désireux de magnifier le geste artisanal.
En janvier 1991, la haute couture parisienne assiste à une scène inattendue : sous les lustres d’un palais, les mannequins d’Yves Saint Laurent avancent drapées de velours, brodées d’or, les têtes ceintes de turbans, parfois même d’un fez ottoman. Ce n’est pas un simple défilé, c’est un retour aux sources. Le créateur, né à Oran, tisse dans cette collection un hommage vibrant à l’Algérie de son enfance. Le cœur de cette réinvention ? Le karakou, veste traditionnelle algéroise, revisité avec une élégance déconcertante. Cintré, brodé à la main dans le style majboud, le karakou devient ici une pièce maîtresse, luxueuse, associée à un sarouel modernisé ou à une jupe de soie fluide. Les couleurs explosent : fuchsia, ocre, vert émeraude... Autant de rappels sensoriels des marchés du Maghreb ou des jardins de Marrakech qu’il chérit tant. Mais derrière le faste se cache un message plus profond. Saint Laurent ne se contente pas d’emprunter aux cultures, il les élève, les célèbre, les intègre avec respect à l’univers de la couture. Depuis les années 1970, il fait voyager ses collections à travers l’Afrique, l’Asie ou l’Espagne, transfigurant chaque inspiration en manifeste d’élégance et d’universalité. Ce défilé de 1991, salué par la critique, consacre définitivement son rôle de passeur entre les mondes. Dans ce jeu de fils dorés et de mémoire textile, Yves Saint Laurent ne rend pas seulement hommage à une silhouette algérienne. Il scelle, en silence, une déclaration d’amour à une terre qu’il n’a jamais oubliée. Un karakou sur un podium parisien : c’était toute l’Algérie qui entrait au Panthéon de la mode. Et dans chaque broderie, une voix murmurait : "Je viens de là."
En 2002, il prend sa retraite. Il s'éteint en 2008, à Paris. Mais dans chaque robe de bal qu'il a dessinée, dans chaque silhouette droite aux épaules carrées, dans chaque broderie dorée sur velours noir, il y a un peu de cette Algérie qui l'a vu naître.
Yves Saint Laurent n'a pas simplement révolutionné la mode. Il a cousu ensemble les rives de la méditerranée, fait dialoguer le Sud et le Nord, redonné aux femmes une force nouvelle, en les vêtant d’une mémoire. Et dans cette mémoire, il y a les rues d’Oran, les lumières du Maghreb, les fils d’or d’un patrimoine qu’il a élevé au rang d’art universel.
La maison natale d’Yves Saint Laurent à Oran transformée en musée
Située au 11, rue Adda Ben Aouda (anciennement rue Stora) dans le quartier du Plateau à Oran, la maison où Yves Saint Laurent a passé son enfance a été restaurée et transformée en musée en 2022. Ce projet, initié par l’entrepreneur oranais Mohamed Affane, a permis de redonner vie à cette demeure emblématique. Le musée expose environ 400 croquis du couturier, ainsi que des photos de son enfance, offrant un aperçu précieux de ses premières inspirations.