Bien plus qu’un vêtement, la ghlila est un emblème d’indépendance stylistique. Née sous la Régence d'Alger, cette pièce maîtresse ne s'est pas contentée d'imiter la mode ottomane : elle l'a réinventée pour créer la première silhouette authentiquement algéroise. Retour sur une icône de velours qui traverse les siècles avec une insolente modernité.
Une Invention Purement Algéroise
Pour comprendre la ghlila, il faut balayer une idée reçue : elle n'est pas une simple copie du caftan turc. Si l'arrivée des frères Barberousse au XVIe siècle introduit à Alger le faste des tissus levantins, les femmes de la Casbah vont rapidement s'approprier ces codes pour forger leur propre identité. Là où le caftan ottoman masculin est long et fermant, l'Algéroise invente une coupe audacieuse, mi-longue et féminine.
Cette « exception algéroise » se caractérise par une rupture architecturale : un décolleté ovale profond, conçu spécifiquement pour révéler la richesse des colliers de perles et la finesse de la chemise intérieure. La ghlila devient ainsi le symbole d'une fusion réussie : le luxe des matières impériales (velours, brocart) mis au service d'une esthétique locale, libre et raffinée. Elle est la première pierre de l'édifice du costume citadin algérien.
L'Architecture de la Pièce
Visuellement, la ghlila se définit par sa structure trapézoïdale qui libère les hanches tout en structurant le buste. Pièce d'apparat par excellence, elle est traditionnellement confectionnée en velours de soie ou en brocart, des matières capables de supporter le poids de l'ornementation. Ses boutons décoratifs, souvent en passementerie d'or ou d'argent, ne servent pas à fermer le vêtement mais à rythmer la verticale.
Portée sur une chemise en dentelle et le fameux sarouel chelka (à plis fendus), elle dessine une allure souveraine qui traverse les communautés d'Alger. On retrouve notamment la variante ghlila djabadouli dans le trousseau des femmes de la communauté juive, prouvant que l'élégance algéroise transcendait les clivages confessionnels pour former une culture urbaine commune.
La Triade Citadine : Frimla, Djabadouli et Ghlila
La ghlila ne règne pas seule ; elle s'inscrit dans un écosystème vestimentaire pensé pour magnifier la femme à chaque instant :
- La Frimla : Ce gilet court, véritable bijou textile sans manches, agit comme un corset visuel. Portée sur une blouse, elle structure le buste avec une densité de broderie exceptionnelle. C’est la pièce de la concision chic.
- Le Djabadouli : C'est la réponse hivernale et enveloppante. Doté de manches longues, il reprend l'esprit de la ghlila mais étire la silhouette, cadrant le port de tête avec majesté.
Aujourd’hui, la modernité de ces pièces réside dans l'art du layering (superposition). Une frimla sur une chemise blanche oversize ou un djabadouli sur un pantalon fluide suffisent à convoquer l'esprit couture d'Alger, mariant la rigueur patrimoniale à une fluidité contemporaine.
Métamorphose : De la Ghlila au Karakou
Le XIXe siècle marque un tournant stylistique. Progressivement, la ghlila, avec son décolleté généreux et sa coupe souple, se voit supplantée dans la sphère cérémonielle par son héritier direct : le karakou .
Cette évolution n'est pas une disparition mais une spécialisation. La ghlila devient le territoire d'une élégance intime et confortable, tandis que le karakou, avec sa taille cintrée et ses manches longues, s'impose comme l'armure de cérémonie officielle, celle de "l'entrée en salle". Ce passage de témoin a permis de conserver l'ADN de la ghlila tout en adaptant la silhouette aux exigences de la représentation sociale moderne. Le karakou est, en somme, une ghlila qui a pris le pouvoir.
L'Orfèvrerie Textile : Matières et Savoir-Faire
Ces techniques témoignent d’un savoir-faire d’atelier transmis de génération en génération, transformant chaque pièce en archive vivante.
La grammaire matérielle de la ghlila s'écrit en haute définition tactile. Au cœur de cet alphabet luxueux se trouve la broderie el-mejboud et la fetla. Le fil d'or, couché et martelé ou torsadé, dessine des arabesques qui ne sont pas de simples décors, mais une architecture de lumière structurant le velours sombre.
Cette excellence artisanale, intrinsèquement liée au patrimoine immatériel algérien (et reconnue par l'UNESCO à travers les rites nuptiaux), repose sur la tension du fil et la précision du sertissage. L'élégance ici n'est jamais tapageuse ; elle est maîtrisée. C'est ce contraste entre la profondeur mate du velours et l'éclat du fil d'or qui donne à la ghlila sa photogénie unique, hier comme aujourd'hui.
Renaissance Contemporaine
Longtemps conservée dans les malles en cèdre, la ghlila connaît depuis la décennie 2010 une renaissance spectaculaire. Elle n'est plus un simple costume folklorique, mais une pièce de mode revendiquée par une nouvelle génération de créateurs et de mariées.
Sur les podiums de la Fashion Day Dzaïr comme sur les feeds Instagram, elle se réinvente : palettes pastel, velours allégés, mix & match avec des jupes modernes. Ce retour en grâce témoigne d'une volonté de réancrer la mode algérienne dans son histoire longue, en rappelant que le chic algérois a des racines séculaires qui ne demandent qu'à fleurir de nouveau.
Chronologie d'une Icône
- XVIe-XVIIe s. : Naissance de la ghlila à Alger. Fusion des influences ottomanes et de l'esthétique locale. Invention du décolleté ovale caractéristique.
- XIXe s. : Âge d'or des variantes (frimla, djabadouli) et transition progressive vers la coupe cintrée du karakou.
- XXe s. : La ghlila se patrimonialise, immortalisée par la peinture orientaliste et la photographie de studio.
- 2015-2025 : Le "Revival". La ghlila redevient une pièce maîtresse des trousseaux, portée avec une fierté identitaire renouvelée.
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