Le sarouel algérien – ce pantalon bouffant chargé d’histoire – traverse les siècles tel un pont de velours entre l’Orient et l’Occident, entre le patrimoine d’hier et la haute couture d’aujourd’hui. Symbole de confort et d’élégance, il a habillé sultans et mariées, inspiré peintres et couturiers. Cet article invite à un voyage stylistique : des origines ancestrales du sarouel en Algérie aux podiums contemporains, en passant par son rôle dans la tenue traditionnelle du karakou algérois et ses réinventions audacieuses par les créateurs occidentaux.
Si le sarouel est aujourd’hui porté tant par les femmes que par les hommes en Algérie, son histoire puise aux sources de la Méditerranée. D’après les historiens, ce vêtement ample aurait été introduit en Afrique du Nord par les Andalous fuyant la Reconquista dès 1492. Des marchands andalous proposent alors ce pantalon exotique dans les ports d’Oran, d’Alger ou de Tunis, où son ampleur et son confort séduisent les populations locales. Les Ottomans, établis à Alger au XVIe siècle, adoptent et diffusent à leur tour le sarouel dans la région. Traditionnellement masculin – idéal pour monter à cheval ou escalader aisément des escaliers grâce à sa coupe –, le sarouel intègre rapidement la garde-robe féminine urbaine. Durant l’ère ottomane, les Algéroises de la haute société se parent d’une version somptueusement bouffante, le sarouel m’dawer (« sarouel rond ») confectionné avec huit à dix mètres de tissu. Réservé aux sorties, ce « seroual ezzenqa » dissimule les formes du corps et confère aux dames une allure aussi modeste que royale. Ce sarouel bombé devient l’élément clé des tenues d’apparat féminines.
Au XIXe siècle à Alger naît le karakou algérois, somptueux costume de cérémonie fruit de l’héritage ottoman et andalou. Composé d’une veste de velours brodée d’or (le « majboud » ou « fetla ») et d’un bas assorti, il devient incontournable dans les mariages de l’aristocratie algérienne. Traditionnellement, le bas du karakou est un pantalon droit fendu sur les côtés appelé sarouel chelka ou badroune , une sorte de jupe-culotte refermée aux chevilles. Mais la tenue peut tout autant s’accompagner d’un sarouel m’dawer, c’est-à-dire d’un pantalon bouffant qui amplifie l’allure princière de la mariée.
Ainsi, un vêtement né comme habit masculin nomade s’est mué en symbole de féminité opulente dans la capitale algérienne. Brodé de motifs dorés au niveau des chevilles, taillé dans des soieries chatoyantes, le sarouel traditionnel s’impose comme un écrin mettant en valeur le raffinement du costume algérois. Cette appropriation féminine du sarouel illustre la créativité avec laquelle les Algériennes ont su intégrer un vêtement d’homme à leur élégance vestimentaire.
De Constantine à Tlemcen, de la Casbah d’Alger aux oasis du M’Zab, le sarouel s’est ancré profondément dans la culture vestimentaire algérienne au fil des siècles. Dans les années 1950, à Alger, un modèle revisité apparaît : le sarouel chelqa moderne. Plus étroit et droit, ouvert sur les côtés jusqu’au mollet, il ne requiert qu’une seule pièce de tissu léger pour être confectionné. Porté aussi bien à domicile que lors des fêtes familiales, on le surnomme sarouel el qaada (le sarouel « de salon »), et sa coupe ajustée évoque une jupe fuseau, révélant l’influence européenne de l’époque. Confectionné en satin laqué ou en taffetas pastel, il allie légèreté et coquetterie moderne. Aujourd’hui encore, certaines doyennes algéroises continuent de porter ce sarouel droit, témoignage vivant du chic des années 50. Parallèlement, dans les régions rurales ou sahariennes, la version ample traditionnelle demeure prisée pour son confort adapté aux fortes chaleurs.
Côté masculin, le sarouel a longtemps fait partie de l’élégance quotidienne. Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’homme algérien arborait volontiers un pantalon bouffant de coupe similaire. À Alger, on le nommait sarouel tastifa en référence aux nombreux plis (« tastif ») qui structuraient son volume. Tenue par des bretelles ou ceinturée de tissu comme une faja andalouse, cette pièce caractéristique conférait prestance et aisance aux notables. Dans la vallée du M’Zab, il présentait un aspect froncé, tandis qu’ailleurs il pouvait être orné de broderies discrètes. Cependant, avec la modernisation vestimentaire et l’occidentalisation des goûts, le sarouel masculin est peu à peu tombé en désuétude vers la fin du XXe siècle. Relégué aux tenues folkloriques, au costume traditionnel ou aux vêtements religieux, il cède la place au pantalon occidental dans la vie de tous les jours. Néanmoins, le sarouel n’a jamais entièrement disparu : il renaît périodiquement au cœur de la mode urbaine, adopté par les jeunes pour son style décontracté, ou ressort des garde-robes familiales lors des mariages et festivités nationales, où il demeure un marqueur fort de l’identité algérienne.
L’odyssée du sarouel dépasse les frontières de l’Algérie pour aller conquérir l’imaginaire occidental. Dès le début du XXe siècle, la mode parisienne succombe à l’exotisme de ce pantalon d’Orient. En 1911, le grand couturier Paul Poiret (surnommé le « sultan de la mode ») crée l’événement en présentant un somptueux sarouel lors d’un défilé haute couture qui scandalise et fascine le Tout-Paris. Libérant le corps féminin du carcan du corset, Poiret drape ses mannequins de pantalons « harem » et de tuniques brodées, introduisant une silhouette nouvelle, voluptueuse et audacieuse inspirée des contes des Mille et Une Nuits. La Belle Époque est alors en pleine fièvre orientaliste : l’Occident se passionne pour les arts de l’Islam et les fastes d’Orient. Poiret exploite ce filon avec génie, démocratisant les influences orientales dans la garde-robe féminine. Son « pantalon sultan » fait scandale puis école : il marque le point de départ d’une longue histoire d’amour entre le sarouel et la haute couture.
Plusieurs décennies plus tard, c’est un enfant du Maghreb qui ravive la flamme. Le jeune Yves Saint Laurent, né à Oran, puise dans ses souvenirs d’Algérie pour teinter ses créations d’une magie arabo-andalouse. De ses collections « Ballets russes » (1976) aux somptueuses robes marocaines, YSL multiplie les clins d’œil au vestiaire d’Afrique du Nord. En 1962 déjà, sa célèbre collection inaugurale chez Dior comportait des silhouettes en jupe-culotte d’inspiration saharienne. Par la suite, le couturier intègre régulièrement des pants larges évoquant le sarouel dans ses tenues de soirée. C’est que Saint Laurent, légitime de par ses origines, célèbre à travers le sarouel un pan de son identité. Il fut l’un des premiers à l’élever au rang de pièce de luxe, ouvrant la voie à toute une génération de créateurs fascinés par l’Orient. À sa suite, des maisons comme celles d’Elsa Schiaparelli dans les années 1930 ou de Christian Lacroix dans les années 1980 s’inspirent à leur tour de la somptuosité orientale – brocards, pantalons bouffants, turbans – pour insuffler du rêve à leurs collections.
Dans les années 1990, une véritable renaissance du sarouel s’opère sur les podiums internationaux. À Paris, Milan ou New York, le pantalon oriental est réinventé par les grands noms du moment. Chez Dior, Balmain ou Jean Paul Gaultier, on fusionne cet héritage historique avec une vision futuriste de la mode. Les sarouels reviennent sur le devant de la scène sous des formes nouvelles : taille volontairement exagérée, entrejambe abaissé façon baggy, matières luxueuses ou techniques. La rencontre du streetwear et de la haute couture se fait dans ces silhouettes hybrides qui allient décontraction et opulence. Le sarouel s’impose alors comme un emblème de l’élégance contemporaine métissée, présent aussi bien dans des looks urbains avant-gardistes que dans des ensembles du soir audacieux.
Parmi les designers contemporains, Jean Paul Gaultier est sans doute l’un de ceux qui ont le plus célébré le sarouel dans un esprit d’avant-garde. Fasciné par toutes les cultures, Gaultier a souvent revisité le vêtement nord-africain dans ses collections. Il n’hésite pas à faire défiler l’homme en jupe ou la femme en pantalon bouffant oriental. Un exemple marquant reste sa collection Resort 2008, où il fait directement référence à l’héritage de Poiret : un mannequin y arbore un authentique sarouel noir, porté avec une tunique, en hommage explicite aux « harem pants » du couturier de 1911. Cette tenue, combinée à des sandales gladiateur, marie le passé et le présent avec panache : « très bourgeois » par sa matière en lin blanc, elle est rendue follement exotique par la coupe ample du pantalon. Gaultier, qui clôturera sa carrière en 2020 sur un ultime show-hommage, aura prouvé combien le sarouel pouvait être théâtral, sexy et infiniment moderne. C'est évident !
Enfin, impossible d’évoquer le sarouel sans saluer l’apport du créateur belge Dries Van Noten, maître des imprimés et du chic bohème. Lors de la Fashion Week de Paris en septembre 2014, sa collection printemps-été 2015 enchante le public avec des silhouettes mêlant romantisme et décontraction. Sur un podium transformé en jardin onirique, Dries fait évoluer des jeunes femmes aux vestes scintillantes et aux cheveux dénoués, arborant de superbes sarouels à rayures. L’une de ces héroïnes préraphaélites contemporaines porte un sarouel rayé noir et blanc sous une veste brodée de reflets dorés, conjuguant influences victoriennes et esprit nomade. « C’est un Songe d’une nuit d’été », confie le designer en coulisses, évoquant une femme qui « met les vêtements qu’elle veut, sans suivre les règles ». Avec ses sarouels en soie légère portés sur des sandales sportives compensées, Dries Van Noten offre une réinterprétation rafraîchissante du pantalon oriental, entre festival rock et élégance couture. Son succès confirme que le sarouel, loin d’être un simple costume folklorique, demeure une source d’inspiration inépuisable pour la mode occidentale.
Mais la question est de savoir qu’est-ce qui rend le sarouel si singulier aux yeux des stylistes ? D’abord, sa silhouette ample et son volume théâtral. Avec son entrejambe bas et ses plis abondants, le sarouel bouleverse les codes du pantalon classique. Là où un pantalon occidental structure strictement la jambe, le sarouel offre une liberté de mouvement inégalée et un tombé vaporeux. Cette ampleur (à l'origine prisée pour son aspect pratique) devient un atout esthétique : elle confère du swing à la démarche et du mystère à la silhouette. Au gré des pas, le tissu drapé ondoie, évoquant les voiles d’un navire ou les ailes d’un oiseau du désert. Les créateurs raffolent de ce drapé qui apporte du dynamisme à leurs tenues : il suffit de voir le sarouel de satin plissé imaginé par Issey Miyake, ou les pantalons bouffants en mousseline chez Valentino, pour saisir combien le jeu de volumes peut rimer avec raffinement.
Mais ce n'est pas tout, le sarouel se caractérise par sa taille basse et son entrejambe abaissé, parfois quasiment au niveau du genou. Cette coupe insolite, popularisée dans le vestiaire streetwear par la mode baggy, donne une allure décontractée et androgyne à celui ou celle qui le porte. Dans les années 2000, des icônes pop comme M.I.A. ou Justin Bieber adoptent des pantalons inspirés du sarouel, contribuant à en faire un vêtement branché et urbain. La taille basse du sarouel crée une nouvelle proportion du corps, allongeant le buste tout en raccourcissant visuellement les jambes – un effet de style audacieux que les designers occidentaux ont su exploiter pour surprendre le regard. Associé à une veste cintrée ou à un bustier structuré, le sarouel taille basse joue le contraste entre le flou et le net, le lâché-prise et la rigueur.
Enfin, le sarouel porte en lui une notion de liberté et de résistance aux diktats. Dans les années 1960, la jeunesse hippie l’adopte comme un symbole anti-conformiste, célébrant la fusion des cultures et le rejet des silhouettes étriquées. Sa popularité dans les festivals psychédéliques de l’époque – à Woodstock ou Katmandou – témoigne de son pouvoir d’évocation spirituelle et libertaire. De même, dans les années 1990 et 2000, la culture rave et les mouvements techno s’approprient le sarouel pour son confort et son style alternatif, en font un uniforme des dancefloors underground. Ce parcours atypique prouve la polyvalence stylistique du sarouel et son attrait intergénérationnel.
Vêtement caméléon, le sarouel algérien a su inspirer des réinventions infinies sans jamais renier ses racines. Des salons feutrés d’Alger aux studios de création parisiens, il poursuit son voyage à travers le temps. Aujourd’hui, alors que la mode cherche un équilibre entre patrimoine et innovation, le sarouel se dresse en témoin des possibilités de dialogue entre les cultures. Sa trajectoire singulière incarne un lien puissant entre héritage algérien et design contemporain. On le constate : la meilleure des inspirations naît souvent d’un regard vers le passé. Et le sarouel, lui, continue son odyssée comme un symbole d’espoir.
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