Filter
traditions

La chedda tlemcenia : Un héritage royal Zianide

L’histoire de la Chedda tlemcénienne commence comme un conte ancien, au cœur du royaume Zianide médiéval.

chedda-tlemcenia-un-heritage-royal-ne-a-tlemcen
©

Dans les palais de Tlemcen, alors capitale prospère du Maghreb central au XIIIe siècle, les princesses berbères de la dynastie des Zianides revêtaient ce somptueux apparat nuptial. Véritable tenue princière, la Chedda symbolisait l’autorité et la noblesse de la cour royale bien avant la chute de Grenade en 1492. Enrichi par l’apport andalou des exilés de la Reconquista, ce costume traditionnel a absorbé des influences diverses – arabes, andalouses, ottomanes – tout en gardant son ancrage local. De génération en génération, la Chedda a traversé les siècles comme un trésor vivant du patrimoine algérien, conservant l’aura des sultanes qui l’ont porté et l’adaptant aux évolutions de la société.



Le rituel nuptial : quand la mariée devient reine

À Tlemcen, le mariage est un véritable cérémonial où la Chedda occupe le centre de la scène. Le jour des noces, au domicile parental, une atmosphère solennelle et joyeuse entoure la jeune mariée. Ses amies et ses parentes mariées l’assistent, vêtues elles-mêmes de leurs plus beaux atours nuptiaux. Une aînée de la famille entreprend alors de transformer la fiancée en reine d’un jour. D’abord, on la revêt d’une longue robe en soie dorée traditionnelle, puis vient le caftan de velours lourdement brodé de fils d’or que l’on ajuste par-dessus. Chaque geste a son importance : les colliers de perles de culture, appelés djouhar, sont disposés en rangées serrées autour du buste et de la taille pour « protéger ses organes vitaux et sa fécondité des esprits malins. Sur sa tête, on pose la chéchia conique richement ornée, à laquelle seront fixés le tedj – un diadème d’or serti de pierres – et d’autres bijoux frontaux comme les zerrouf et le djébin. Les longues franges du voile de soie broché, le mendil el-mensoudj, viennent ensuite couvrir la mariée de la tête aux pieds lorsqu’elle quitte la maison parentale, tel un halo doré préservant son intimité. Au cœur de la fête, après les chants et la danse, une proche lui applique sous le voile de délicats motifs au lêkar – une poudre rouge et argent – sur les joues et le menton, gestes ancestraux censés la purifier et la prémunir du mauvais œil. Ce n’est qu’après ces rites protecteurs, empreints de spiritualité, que la jeune épouse, parée de sa Chedda, peut enfin dévoiler son visage rayonnant et s’avancer vers son destin.

Un costume d’exception : artisanat et opulence

La Chedda frappe par la richesse de ses composantes, fruits d’un artisanat d’art minutieux. « Le costume le plus ancien et le plus symbolique, la Chedda, conserve une forte dimension magique et spirituelle. Il résulte de l’assemblage d’éléments antiques, médiévaux et plus récents, qui dissimulent le corps sous des couches de soie artisanale, de velours brodé d’or et de perles baroques.

Le tout est particulièrement lourd – entre le caftan, les bijoux, la coiffe, les diadèmes, l’ensemble pèse plus de 10 kilos 
- témoigne l’auteure Leyla Belkaïd

Il faut en effet l’expertise de dix à douze artisans pour confectionner à la main cet habit nuptial hors du commun. Chaque détail reflète un savoir-faire ancestral : le caftan court en velours sombre est brodé de motifs floraux en fil d’or, les manches et l’encolure ornés d’une sfifa (galon) brillante. Par-dessus une fine robe de soie appelée blouza, le caftan est maintenu par une large ceinture de soie brochée, le h’zam, aux broderies raffinées. À la taille se noue également un pagne traditionnel, la fouta, rappel des drapés antiques. Autour du cou de la mariée s’accumulent d’épaisses colliers de perles blanches – généralement plus de mille perles de culture au total – formant la meskia qui retombe en cascade sur la poitrine. Suspendues aux tempes, des parures appelées khorsa encadrent le visage, tandis que d’énormes boucles d’oreilles anciennes complètent l’ensemble. Aux avant-bras, la mariée porte des bracelets massif, et à ses chevilles tintent les kholkhal – lourds anneaux d’argent ou d’or. Enfin, sur la coiffe conique se dressent plusieurs couronnes et tiares finement travaillées (le zerrouf, le djébin, etc.), véritables symboles de royauté posés sur le front. La Chedda ainsi constituée atteint des sommets de luxe : avec ses milliers de perles, ses soieries et ses ornements en or, elle est considérée comme l’une des tenues de mariée les plus fastueuses et coûteuses d’Afrique du Nord. C’est aussi le rêve de toute femme tlemcénienne de pouvoir la porter ne serait-ce qu’une fois, tant elle confère à celle qui l’endosse l’allure d’une princesse des temps passés.

chedda-tlemcenia-un-heritage-royal-ne-a-tlemcen-details

À droite : Détail du caftan avec ses multiples rangées de perles djouhar formant la parure emblématique de la Chedda tlemcénienne. À gauche : les khorsa encadrent le visage


Symbolique, transmission et fierté familiale

Au-delà de sa beauté matérielle, la Chedda véhicule un riche symbolisme qui touche à la fois au sacré et au social. Chaque élément du costume témoigne d’une croyance collective pluriséculaire selon laquelle la communauté se régénère à travers l’union matrimoniale et la future mère qu’elle consacre. Porter la Chedda, c’est ainsi s’inscrire dans une continuité : la mariée d’aujourd’hui renoue, le temps d’une soirée, avec l’héritage de ses aïeules. La population de Tlemcen reste d’ailleurs profondément attachée à cette tradition nuptiale, qui soude le sentiment communautaire autour des jeunes mariés. Ce lien se manifeste dès l’enfance : lors des fêtes religieuses comme le Mawlid (la célébration de la naissance du Prophète) ou à l’occasion du premier jeûne réussi d’un enfant pendant le Ramadan, les familles tlemcéniennes font revêtir aux fillettes une version miniature de la Chedda pour marquer le coup. Voir une petite fille parée en mariée, portant fièrement le petit caftan et le mensoudj familial, émeut les grands-mères qui y voient la promesse de la continuité des valeurs traditionnelles.

 Cette passion, et ce métier d’habiller les autres en Chedda, m’a été transmis par ma grand-mère 
- confie ainsi une artisane de Tlemcen, Mme Fouzia Moussa, qui perpétue la préparation des jeunes mariées selon le savoir-faire hérité de ses ancêtres.
De la grand-mère ajustant une khorsa au front de sa petite-fille le soir du Mawlid, à la mère nouant avec émotion la ceinture h’zam autour de la taille de sa fille le jour de ses noces, la Chedda est un lien tangible entre les générations et un vecteur de fierté familiale inestimable.

chedda-tlemcenia-un-heritage-royal-ne-a-tlemcen-transmission

Présentation de deux Cheddate de Tlemcen – à droite, une version miniature pour fillette, à gauche la tenue complète de mariée – témoignant de la transmission précoce de cette tradition vestimentaire.

De Tlemcen au monde : renaissance contemporaine

Symbole patrimonial par excellence, la Chedda de Tlemcen a été élevée au rang de patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2012. Cette consécration internationale est venue reconnaître les « rites et savoir-faire artisanaux associés à la tradition du costume nuptial de Tlemcen » et a stimulé les efforts de sauvegarde de cet héritage. Dans la foulée du classement, des initiatives locales ont vu le jour : musées et centres d’interprétation ont mis en valeur la Chedda, et les artisans brodeurs, tisserands ou joailliers de Tlemcen ont transmis avec fierté leurs techniques aux plus jeunes. Dix ans après, en 2022, Tlemcen a célébré avec éclat le jubilé de cette reconnaissance, preuve que la Chedda demeure bien vivante dans le cœur des Algériens. Mieux, son prestige a dépassé les frontières de sa ville natale : dans d’autres régions de l’ouest algérien comme Oran ou Mostaganem, certaines mariées choisissent aujourd’hui de porter la Chedda tlemcénienne – ou sa variante locale – en lieu et place de la robe blanche occidentale. Le phénomène s’observe également au sein de la diaspora algérienne, où des stylistes et negafas (habilleuses de mariées) spécialisées proposent la Chedda lors des mariages traditionnels organisés à Paris ou Montréal. Cet engouement renouvelé s’accompagne parfois d’innovations : allègement du costume pour plus de confort, ajout de touches contemporaines tout en respectant l’esthétique originelle, ou encore mélange avec d’autres tenues régionales au fil des soirées de noce (conformément à la coutume de la zdera où la mariée change plusieurs fois de toilette).

chedda-tlemcenia-un-heritage-royal-ne-a-tlemcen-yasmina-chelali

La grande Yasmine Chelali a sublimé la chedda pour une version moderne - photo d'un défilé à Paris en 2003



Quelles que soient ces évolutions, la Chedda tlemcénienne continue d’incarner un puissant marqueur d’identité culturelle. Elle représente la fierté d’un héritage préservé et la capacité de la tradition à se réinventer sans jamais perdre son âme.

Émotion d’un héritage vivant

Lorsque la mariée apparaît enfin sous la mendil d’or, dévoilant son visage empreint d’émotion, c’est tout un imaginaire qui prend vie. Les youyous fusent, les larmes de joie aussi. Lourd sur ses épaules, le costume royal semble investir la jeune femme d’une force tranquille – celle de toutes les épouses tlemcéniennes qui l’ont portée avant elle.

On se sent comme une sultane quand on la porte, protégée et bénie,
- confie une mariée émue, évoquant la magie singulière de la Chedda.
Le temps d’une nuit, parée de perles et de velours, la femme devient princesse, et son mariage un chapitre de plus dans la grande histoire de Tlemcen. Ce storytelling vestimentaire, où chaque broderie raconte un fragment du passé, continue d’émouvoir et d’inspirer. En contemplant la jeune mariée dans sa Chedda, les aînées revoient leurs propres noces et les espoirs qu’elles y avaient déposés. Les plus jeunes, elles, y lisent le rêve de contes de fées devenu réalité. Ainsi, la Chedda tlemcénienne n’est pas qu’une tenue nuptiale fastueuse : elle est une madeleine de Proust collective, un patrimoine vivant qui unit les femmes au-delà des époques. Et tant qu’il y aura à Tlemcen – et partout où bat le cœur de ses filles – des mariées pour enfiler ce caftan d’exception, l’âme de la Chedda continuera de scintiller, intacte et éternelle, au fil des générations.



Dans la même rubrique ...

Les Algériennes en lumière au Festival de Cannes 2025

Les Algériennes en lumière au Festival de Cannes 2025

De Sofia Boutella à Léna Situations, en passant par Lyna Khoudri et Leïla Bekhti, les Algériennes ont brillé sur le tapis rouge de Cannes, entre élégance, engagement et influence.... Lire l'article

Yves Saint Laurent et l’Algérie : histoire d’un exil créatif

Yves Saint Laurent et l’Algérie : histoire d’un exil créatif

De la lumière d’Oran aux podiums de Paris, Yves Saint Laurent a puisé dans ses racines algériennes la matière d’un exil fécond et visionnaire.... Lire l'article

Burkini, maillot de bain pudique : quand la mode s'adapte à toutes les femmes

Burkini, maillot de bain pudique : quand la mode s'adapte à toutes les femmes

... Lire l'article

Chopard éblouit Cannes avec sa collection Red Carpet 2025

Chopard éblouit Cannes avec sa collection Red Carpet 2025

“Cette collection est pensée pour les actrices, qui peuvent y choisir des bijoux audacieux pour étinceler lors de la montée des marches." Caroline Scheufele... Lire l'article

Fils d’or et gestes d’héritage : quand les adolescentes algériennes brodent leur histoire

Fils d’or et gestes d’héritage : quand les adolescentes algériennes brodent leur histoire

... Lire l'article

Entre drapés et fibules : la mlahfa chaouia et l'héritage vestimentaire de la Grèce antique

Entre drapés et fibules : la mlahfa chaouia et l'héritage vestimentaire de la Grèce antique

Drapée sur les épaules des femmes chaouies comme sur celles des Grecques antiques, la mlahfa rappelle étrangement le péplos, entre élégance et héritage.... Lire l'article

Samir Kerzabi réinvente la mlahfa chaouia dans sa nouvelle collection

Samir Kerzabi réinvente la mlahfa chaouia dans sa nouvelle collection

Entre hommage au patrimoine berbère et vision couture, Samir Kerzabi sublime la mlahfa chaouia dans une collection aussi fière qu'avant-gardiste.... Lire l'article

Abaya d'un blanc immaculé, voici pourquoi le look de Léna Situations à Cannes détonne !

Abaya d'un blanc immaculé, voici pourquoi le look de Léna Situations à Cannes détonne !

Dans un océan de strass et de découpes audacieuses, Léna choisit la retenue. Une abaya blanche, fluide et chic, qui fait plus que tourner les têtes : elle impose le silence.... Lire l'article

Ellie Goulding adopte le badroune à Cannes : une icône britannique sous le charme d’un héritage algérien

Ellie Goulding adopte le badroune à Cannes : une icône britannique sous le charme d’un héritage algérien

Quand tradition et modernité se rencontrent sur le tapis rouge… Ce lundi, à l’hôtel Martinez de Cannes, c’est une silhouette inattendue qui a captivé les objectifs.... Lire l'article

El Haïk, l’étoffe blanche symbole de pudeur et d’histoire

El Haïk, l’étoffe blanche symbole de pudeur et d’histoire

Du quotidien des ruelles d’Alger aux luttes de libération, le haïk incarne à la fois la grâce féminine, la tradition et la résistance.... Lire l'article

Blouza algérienne : guide des tendances et inspirations

Blouza algérienne : guide des tendances et inspirations

... Lire l'article

Caftan El Kadi vs Caftan du Maroc : quand la culture devient terrain de rivalité

Caftan El Kadi vs Caftan du Maroc : quand la culture devient terrain de rivalité

Entre Marrakech et Tlemcen, le caftan se dispute sa paternité : la récente sortie de Moha Er‑Rich relance un débat brûlant sur l’appropriation culturelle.... Lire l'article