Il fut un temps où rouler le couscous était un rite transmis de mère en fille, il incarnait bien plus qu’une technique culinaire. Aujourd’hui, alors que les sachets de grains de couscous envahissent les rayons et que le temps semble manquer à toutes, la question se pose : la transmission de l’art du couscous est-elle en train de s’éteindre ?
Dans son ouvrage primé « Le couscous. Racines et couleurs d’Algérie », la cheffe algérienne Yasmina Sellam dresse un constat lucide dans son interview avec le site TSA : « Le couscous n’est pas une pâte alimentaire. C’est un grain de semoule élaboré grâce au roulage. » Et ce roulage, jadis si naturel dans les foyers algériens, devient aujourd’hui une rareté. Car il exige du temps, de la patience et une main exercée – autant de choses que le rythme contemporain a reléguées à l’arrière-plan.
Or, rouler le couscous, c’est bien plus que manipuler de la semoule. C’est comprendre les textures, sentir l’humidité idéale, jouer avec les gestes circulaires, légers mais fermes. C’est aussi connaître les variantes : la granulométrie, les grains au maïs ou à l’orge, les ajouts de pétales de rose ou d’encre de seiche. Tout un savoir immatériel transmis dans les cuisines, entre murmures et rires féminins.
« Le couscous accompagne l’homme de sa naissance à sa tombe », nous rappelle Yasmina Sellam. Il est là aux naissances, aux fiançailles, aux mariages, aux enterrements. Il ponctue le cycle de la vie algérienne. Et à chaque étape, le roulage devient un acte sacré, une manière de s’inscrire dans une lignée. L’interruption de cette chaîne ne serait pas seulement un appauvrissement gastronomique, mais une amnésie culturelle.
Ce savoir, que les générations passées ont gardé vivant par la pratique, risque de se fossiliser dans les livres ou de se figer dans des festivals folkloriques si aucune transmission vivante ne prend le relais. La question n’est donc pas seulement : "Qui roule encore le couscous ?", mais surtout : "À qui enseigne-t-on encore à le faire ?"
Dans un monde en accélération, où l’indépendance féminine s’affirme dans la sphère publique, le rapport au temps domestique évolue. Beaucoup de jeunes femmes revendiquent à juste titre le droit à la facilité, à la productivité et à l’autonomie. Le roulage, dans ce contexte, peut paraître désuet, archaïque, presque inutile. Pourtant, certaines y voient une manière de renouer avec leurs racines, de revendiquer un lien subtil mais puissant avec leurs mères et grands-mères.
Sur Instagram ou TikTok, de jeunes influenceuses partagent aujourd’hui des vidéos de roulage traditionnel, valorisant un retour au fait-main. Ce n’est plus un devoir, mais un choix conscient. C’est cette bascule qui peut sauver le geste : le faire non pas par obligation, mais par désir.
La génération de Yasmina Sellam, celle des femmes nées dans les années 1950-1960, a un rôle clé à jouer. À elles de raconter sans culpabiliser, de montrer sans forcer, d’expliquer le pourquoi du geste et non seulement le comment. Transmettre le roulage, c’est aussi transmettre un rapport au temps, à la matière, au collectif.
Il s’agit de réenchanter ce geste, de le dépoussiérer, de le rendre désirable. Pourquoi ne pas organiser des ateliers intergénérationnels dans les écoles, les associations, les cafés culturels ? Pourquoi ne pas faire du roulage un moment festif, un prétexte pour recréer du lien entre femmes, entre régions, entre traditions ?
La technologie, loin d’être un obstacle, peut devenir un allié. Yasmina Sellam a su allier tradition et modernité en partageant son savoir à travers des livres, des émissions, des concours. Aujourd’hui, le digital peut prolonger la mémoire des gestes. Tutoriels, documentaires, podcasts… le roulage peut aussi se transmettre par l’écran, à condition d’en respecter l’essence.
Ce n’est pas la rapidité qui menace le couscous, c’est l’indifférence. Si l’on continue à en parler, à le montrer, à le valoriser, même sur des plateformes numériques, il vivra. Le patrimoine ne disparaît pas quand on ne le pratique plus, mais quand on ne le considère plus comme digne d’intérêt.
Et si transmettre le roulage du couscous devenait un acte féministe, identitaire, créatif ? Et si ce geste ancien devenait une manière contemporaine de résister à l’uniformisation culinaire mondiale ? Car dans un monde de surgelés et de produits standardisés, rouler le couscous, c’est affirmer une singularité, une appartenance, une mémoire vivante.
Les jeunes femmes d’aujourd’hui peuvent, si elles le souhaitent, porter cet héritage autrement. En faire un acte de transmission, un art, un rituel à réinventer. Le couscous n’est pas figé : il a traversé les siècles, les régions, les langues. Il survivra, à condition que des mains, jeunes ou moins jeunes, continuent à le faire rouler — au sens propre comme au figuré.
Alors, peut-on encore transmettre le roulage du couscous aux jeunes femmes d’aujourd’hui ? Oui, si on leur laisse l’espace d’y trouver du sens. Oui, si on transforme la tradition en choix libre et conscient. Oui, si l’on comprend que chaque grain roulé porte une histoire, un savoir-faire, une mémoire.
Car le couscous, pour reprendre les mots de Yasmina Sellam, est un met divin. Et ce divin-là mérite qu’on le roule encore, ensemble.
Yasmina Sellam est une figure incontournable de la culture culinaire algérienne. Née en 1955 à Mila, elle est ingénieure agronome, cheffe culinaire, écrivaine, animatrice de télévision et gérante de l’espace culturel et gastronomique Dar Djeddi à Alger. Passionnée par la transmission des savoir-faire traditionnels, elle milite activement pour la valorisation du patrimoine culinaire algérien, notamment à travers l’art du roulage du couscous.
Son ouvrage « Le couscous. Racines et couleurs d’Algérie », paru en 2024 aux éditions Anep, lui a valu le Gourmand World Award 2025 à Lisbonne dans la catégorie « Culture culinaire ». Yasmina Sellam incarne une vision engagée, documentée et sensible de la cuisine algérienne, qu’elle défend comme une mémoire vivante à transmettre aux générations futures.
Dzirielle — Héritages vivants et gestes essentiels
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