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-Fatema. Sidi Bel Abbès : Je n'ai pas supporté de voir ma mère humiliée à l'APC
«Je voulais mourir, je veux encore mourir», s'exclame Fatema sur un ton suppliant. Première Algérienne à avoir tenté de s'immoler, cette quadragénaire, divorcée, ne regrette pas son acte. C'est la première chose qu'elle précise après avoir soulevé le rideau de la porte d'entrée de l'habitation où elle vit à Bordj Djaâfar, un village au sud de Sidi Bel Abbès. Assise sur un tapis qui centre une pièce quasiment vide, Fatema montre du doigt les deux pièces de sa maison en énumérant les membres de la famille Abou : dix personnes. «On vit avec la pension de ma mère, 6000 DA par mois, et personne ne travaille à la maison», précise-t-elle. Il y a 20 ans, alors fraîchement mariée à un homme de Tellagh, elle rêvait d'une vie paisible et simple, mais sept mois passés sans tomber enceinte ont mis fin à ce rêve.
Depuis, elle résiste aux pressions de ses frères qui ne veulent plus d'elle, notamment parce qu'elle ne s'entend pas avec l'une de ses belles sœurs. Demandes de logement et d'emploi déposées à l'APC sont restées sans suite : «Ils n'ont même pas voulu me recruter comme femme de ménage parce que je suis divorcée et sans enfant, la loi ne le permet pas, disent-ils.» Lundi dernier, une rumeur circulait dans le quartier : «L'APC a lancé une opération de restauration des habitations précaires.» Fatema raconte que sa mère s'est présentée, mais a été sévèrement rabrouée : «Je n'ai pas supporté de la voir éplorée et humiliée, je suis donc allée à l'APC de Sidi Ali Benyoub. Ils m'ont dit que dix cas ont été choisis, on a retiré notre dossier de la liste en me précisant que si ça ne me plaisait pas, je n'avais qu'à me plaindre ! Jai pris de l'essence de la moto de mon frère et je suis repartie à l'APC. Je voulais qu'ils me voient mourir.»
L'émotion est trop forte, Fatema éclate en sanglots puis se calme pour poursuivre : «Je me suis aspergée d'essence mais un policier m'a confisqué le briquet.» Elle ajoute : «Je voulais juste mourir.» Mais elle n'a déjà plus de mots. Sa mère poursuit : «Une délégation envoyée par le wali est venue visiter notre habitation ce matin. A-t-on le droit d'espérer ?»
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-Mohamed Aouichia.Bordj Menaïel : El Intisar aou El Intihar, (la victoire ou le suicide)
Mohamed Aouichia était hier encore sur son lit d'hôpital à Bordj Menaiel. Ce citoyen qui s'est immolé par le feu le 12 janvier dernier, dans l'enceinte du siège de la daïra, était hier à bout de nerfs. Pas question pour lui de regretter ce qui s'est passé. Pour le moment, rien de concret ne lui est parvenu de la part des autorités locales quant à la prise en charge du problème de logement qui l'a poussé à commettre cet acte désespéré. «Il n'y a que le chef de daïra qui est venu me voir le lendemain au service des urgences. Sinon ni le maire ni aucun autre ne s'est inquiété sur mon sort», fulmine-t-il avec une voix inaudible. Et de renchérir : «Moi, j'ai un problème de logement. Je vis, depuis 2003, dans un espace de 30 m2 avec sept autres personnes, dont une fille de 21 ans, étudiante à l'université».
«J'ai frappé à toutes les portes et tenté tous les coups… Je n'ai plus d'autre solution. C'était ma dernière chance, car j'étais sûr que je serai parmi les bénéficiaires du quota des 100 logements de ma commune, Cap Djenet», poursuit-il en exhibant une liasse de documents et de fausses promesses écrites qui lui ont été faites durant les années précédentes. Relatant les circonstances du drame, Mohamed souligne : «Dès que j'ai su qu'on m'a exclu de la liste, je me suis approché des responsables de la daïra où je travaillais comme agent de sécurité depuis 2003, pour connaître les raisons de cette exclusion. Malheureusement, ils m'ont tous répondu par la négative… Après j'ai fait ce que j'ai fait. Pour moi El Intisar aou El Intihar, (la victoire ou le suicide)», nous confie-t-il les larmes aux yeux.
Interrogé s'il était touché ou influencé par l'acte de Bouazizi de Sidi Bouzid en Tunsie, Mohamed lance : «Moi je ne fais pas de politique. Je lutte pour le social et pour avoir un toit où je puisse vivre décemment avec mes enfants. Je pense qu'il n'y a personne qui peut dormir avec sa sœur ou sa fille de 20 ans dans une même chambre. Il y a de flagrantes injustices dans ce pays. Les responsables vivent tous dans de luxueuses villas alors que des centaines de familles vivotent dans des conditions intenables.» Mohamed nous a confié enfin qu'il quittera son lit d'hôpital dans les heures qui viennent. Mais on ne sais toujours pas s'il va rejoindre la maison qui était à l'origine de son acte ou un nouveau toit qui lui permettra de guérir de ses maux et rejoindre son lieu de travail le plustôt possible.
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Abdelhak Benouniche. Psychiatre à l'hôpital Maillot, Bab el Oued (Alger) : En situation de grande détresse, la pulsion se retourne contre soi
-Pour un psychiatre, qu'est-ce qu'évoque cette série de tentatives d'immolation par le feu ?
Pour moi, ces cas répétés dans le temps et dans l'espace montrent que l'explication économique à elle seule ne suffit pas. A une grande désespérance, causée entre autres par la précarité, se greffe une mélancolisation du lien social. Ce dernier est atteint. Les individus ne sont plus portés par le groupe : ils se retrouvent dans une grande solitude que rien ne vient tempérer.
-Est-ce la raison pour laquelle on passe d'un mode de protestation collective (l'émeute) à un mode individuel ?
On voit effectivement émerger une figure nouvelle : l'individu qui n'est plus noyé dans le groupe mais se retrouve isolé à porter des responsabilités qu'il ne peut plus partager. Le feu renvoie aussi à une symbolique, celle de la puissance, d'un ultime pouvoir, celui de se détruire, que l'individu se donne et que personne ne peut lui enlever. Là encore, il s'exprime seul, non plus par le groupe.
-Peut-on faire un lien entre la violence des formes de suicide en Algérie et les violences qu'a connues le pays ?
On commence à se rendre compte seulement maintenant que les traumatismes de la décennie noire sont beaucoup plus importants qu'on le pensait. Le traumatisme collectif est tel qu'il a pénétré la conscience collective. De nombreux interdits ont empêché la souffrance de ces dix dernières années de s'exprimer comme elle aurait dû le faire par le langage. Or, le sens des événements, en restant hors langage, hors sens, en n'étant pas symbolisé, ne peut resurgir que dans le passage à l'acte. Cette souffrance prend donc la forme d'un acte moteur retourné contre l'individu. Car dans certaines situations de précarité sociale accompagnée d'une grande détresse psychique, on assiste à un retournement de la pulsion contre soi.
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-Actu : Deux nouveaux cas à M'sila et Bordj Bou Arréridj
Deux nouvelles tentatives d'immolation viennent de s'ajouter aux huit enregistrées cette semaine. Dans la soirée du mercredi, un quadragénaire, habitant la ville de M'sila, père de deux enfants de 8 et 11 ans, s'est aspergé d'essence avec ses enfants devant le parvis du siège de la wilaya. Les gardiens et policiers ont pu intervenir avant qu'il ne mette le feu. La raison de son acte serait liée au fait que sa famille dorme dans le noir depuis quatre jours alors qu'il venait de payer une facture d'électricité tardive.
Près de Bordj Bou Arréridj, un jeune homme de 26 ans a tenté de s'immoler par le feu, mercredi, à l'intérieur du tribunal de Ras El Oued. Le jeune K. L. était désespéré après s'être vu refuser sa demande de récupérer sa moto, mise en fourrière suite à un accident de la circulation. Selon des sources locales, ce jeune homme s'est aspergé le corps avec un liquide inflammable, avant de tenter d'y mettre le feu en plein tribunal. L'homme a eu la vie sauve grâce à l'intervention rapide des employés de l'administration. Le jeune homme, légèrement brûlé, a été évacué vers l'hôpital où il est suivi par un psychologue.
Chawki Amari, Mélanie Matarese, Ramdane Koubabi, Ghellab Smail