L’actualité diplomatique s’est récemment accélérée dans les couloirs de l’UNESCO, transformant les étoffes de velours en véritable dossier d'État. Le point de bascule remonte à 2021, lorsque le Maroc a fait inscrire « l'art du Caftan » sur la liste du patrimoine immatériel de l'ISESCO, avant de soumettre une candidature nationale à l’UNESCO visant à officialiser sa paternité exclusive sur ce vêtement. Face à cette tentative d'appropriation d'un héritage partagé, l’Algérie a rompu le silence en déposant, dès 2023, un dossier solide intitulé « Le costume de cérémonie féminin de l'Est algérien : savoir-faire associés à la Gandoura et au Caftan ».

Ce dossier, récemment enrichi de preuves iconographiques et historiques irréfutables, dépasse la simple querelle de mode. Il s'agit d'une bataille fondamentale pour la propriété symbolique et la protection du patrimoine en Afrique du Nord. Après des années de réserve, l'Algérie réaffirme que le caftan n'est pas un monopole, mais une identité plurielle où le génie artisanal d'Alger, de Tlemcen et de Constantine occupe une place centrale et inaliénable.

Le dossier de la discorde : entre Gandoura et Caftan

Le point de friction majeur s'est cristallisé autour de la terminologie employée par l'Algérie. En incluant le mot "Caftan" dans son dossier consacré aux costumes de l'Est, elle a suscité une vive réaction de la part du Maroc, qui revendique l'exclusivité nationale de ce terme. Pourtant, pour les historiens du costume, le caftan n'est pas une entité monolithique. Il est le fruit de siècles de circulations méditerranéennes et d'influences ottomanes.

En Algérie, le caftan possède des caractéristiques de broderie et de coupe héritées directement des anciennes cours citadines, à l'instar du célèbre Caftan El Kadi. Mais la preuve la plus éclatante de cette légitimité réside à l'Ouest : le costume nuptial de Tlemcen, dont la pièce maîtresse est un caftan court arrivant aux genoux, est déjà inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 2012. Appuyer la démarche actuelle sur la pluralité et l'ancienneté de ces centres de couture, de Tlemcen à Constantine, est pour l'Algérie une manière de rappeler une réalité historique incontestable que les frontières modernes ne sauraient effacer.

Une profondeur historique : l'héritage ottoman et citadin

Bien avant le tracé des administrations coloniales, le caftan circulait dans tout l'Empire Ottoman, dont l'Algérie était une province centrale. Dès le XVIe siècle, les artisans d'Alger et de Tlemcen ont développé une esthétique unique du velours et du fil d'or, utilisant des techniques comme le Mejboud et la Fetla.

Exclure l'Algérie de cette histoire reviendrait à effacer des siècles de savoir-faire citadin. Pour l'UNESCO, le défi est désormais de reconnaître que des pratiques culturelles peuvent être partagées par plusieurs peuples tout en possédant des expressions locales distinctes. Le dossier algérien agit ici comme un acte de résistance, affirmant que le patrimoine est un héritage vivant qui ne s'arrête pas aux limites administratives d'un seul État.

Le poids de l'histoire récente : un vide diplomatique comblé

Pour comprendre pourquoi ce réveil algérien semble soudain, il faut regarder le rétroviseur. Durant la "décennie noire" et les phases de transition politique complexe qui ont suivi, la priorité nationale était naturellement tournée vers la sécurité et la reconstruction. Durant ces années de repli forcé, la promotion internationale du patrimoine a été reléguée au second plan.

Ce retrait involontaire a laissé un "silence mémoriel" que le voisin marocain a su occuper par une stratégie de soft power et de marketing territorial très active. En investissant massivement le terrain médiatique, le Maroc a fini par imprimer dans l'imaginaire mondial une identité où le patrimoine commun semble lui appartenir exclusivement. Aujourd'hui, l'Algérie cherche simplement à rééquilibrer cette narration et à reprendre une place qui était restée vacante.

Les femmes, gardiennes invisibles du temple

Comme pour la culture de l'offrande, ce conflit met en lumière le rôle crucial des femmes algériennes. Ce sont les brodeuses de Annaba, de Constantine et d'Alger qui, de génération en génération, ont préservé les motifs originaux. Dans les foyers algériens, le caftan n'est pas un produit d'exportation ou de parade commerciale ; c'est un habit de transmission, offert lors du mariage et conservé jalousement toute une vie. C'est cette dimension vécue, sensible et intime que le pays souhaite protéger contre l'appropriation culturelle.

Au-delà de la bataille juridique à l'ONU, ce conflit a provoqué un sursaut inattendu : le réveil d'une immense fierté chez la jeunesse algérienne. Sur les réseaux sociaux comme dans les cérémonies familiales, le port du caftan traditionnel est devenu un acte d'affirmation identitaire puissant. Tant que les aiguilles des brodeuses algériennes continueront de courir sur le velours, l'héritage restera protégé.

Pourtant, au-delà des rivalités institutionnelles, il reste un sentiment de regret : celui de voir deux peuples se diviser pour des étoffes, là où la culture devrait être un pont. S’il est vital pour l’Algérie de recouvrer ses droits et sa visibilité, l’idéal résiderait dans la reconnaissance d’un patrimoine commun, socle d'une union maghrébine forte. Reconnaître l'histoire de chacun, c'est s'autoriser enfin à avancer ensemble, à transformer ces "chiffons" de discorde en voiles d'avenir, et à regarder sereinement vers un futur où la culture unit plus qu'elle ne sépare.