ninabou · 25 octobre 2010 à 04:27
Le style selon Inès
Elle vient de recevoir le petit ruban rouge. Bien mérité pour celle qui servit de modèle à la Marianne de 1989, et depuis trente ans incarne la mode française avec esprit !
Charles Dantzig
Elle fait partie d'une catégorie rare, les aristos loufes. C'est une catégorie très française : dans notre pays, les aristocrates ont eu la chance de perdre le pouvoir, et il leur est resté la fantaisie. Cela n'empêche pas Inès de la Fressange de gagner sa vie.
Elle m'a reçu dans la boutique où elle travaille, rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez Roger Vivier. Inès de la Fressange, que je croyais responsable de la communication de la marque, n'a pas de titre. "Ou alors, mon titre est : Inès." C'est mieux que "directrice", c'est mieux que "marquise", c'est être payé pour être soi. Elle s'occupe "de style en général, de stratégie", et de parler. Elle le fait très bien. Avec esprit.
Sa grand-mère paternelle, fille du banquier André Lazard, mariée à un Monsieur de la Fressange, puis à un ministre des Finances de la IVe République, enfin à Louis Jacquinot, ministre du général de Gaulle, passait sa vie dans les maisons de couture. Elle se flattait d'avoir, après la guerre, dansant avec le général Marshall, insisté pour qu'il débloque les fonds de l'aide américaine à la France. Chez les femmes de cette famille, on est décidé. On ne dit pas : "Accordez-moi cette valse", mais : "Accordez-moi ce plan". Madame Jacquinot a été enchantée que sa petite-fille devienne mannequin. Un beau musicien avec qui elle sortait emmène Inès dans une agence : "Vous avez les sourcils trop épais, mon petit ! Et apprenez à vous maquiller !"
Quelques jours plus tard, lors d'un dîner, elle est vengée : la directrice de l'agence Pauline lui dit : "Je vous prends tout de suite." La carrière d'Inès de la Fressange est le désespoir de la morale. Avec elle, ni le travail ni le mérite ne sont récompensés.
Elle a pourtant essayé de bien faire. Si Jean Cocteau avait rencontré ses parents, il aurait écrit une suite aux Parents terribles. La mère d'Inès écoutait du Tina Turner et s'habillait en Jean Bouquin, le créateur du style hippie de luxe. Elle n'obligeait pas sa fille à aller à l'école. Inès s'appliquait à prendre le bus tous les matins pour s'y rendre. D'origine argentine, Madame de la Fressange invitait des foules d'amis. "Une bande d'Argentins désargentés a vécu six mois à la maison. C'était le groupe Tse. Je me souviens d'Alfredo Arias, mince et portant les cheveux longs…" Inès continue à s'appliquer. Ayant eu son bac, elle annonce : "Il faut que je fasse des études universitaires." Sa mère : "Pourquoi, 'il faut ?'" La République aide à décourager la déplorable bonne volonté de cette jeune fille. "Polytechnique était réservée aux hommes, et d'ailleurs ça aurait dû durer, l'uniforme est importable. Je suis allée à la Sorbonne. On m'a expliqué que, venant de Mantes, je dépendais de Nanterre. Et ça, c'était vraiment trop moche. J'ai été découragée."
Enfin rendue au talent, Inès de la Fressange conquiert le mannequinat du haut de ses longues jambes et avec une "narquoiserie" qu'on n'avait jamais vue. Elle est arrivée, la mode a souri.
Cela nous paraît simple, maintenant qu'elle l'a fait, mais rien n'était plus compassé qu'un défilé de mode. "Les filles" marchaient comme des dames à un enterrement, mettant soudain l'index sous la lèvre inférieure d'un air de se demander si elles ne s'étaient pas trompées de cimetière. Inès invente son salut du bout du pied et, l'appliquant à tout le corps, en fait une méthode, mieux, une chorégraphie, mieux, un genre. Cette jeune femme a égayé la France. On lui devait bien ce buste de la République qui ne lui ressemble pas.
Durant son contrat d'exclusivité avec Chanel, tel que personne n'en avait jamais obtenu en Europe, elle n'a pas fait la fête, ce qui est de l'héroïsme, en particulier dans les années 1980. "J'étais bien élevée, toujours à l'heure, disant bonjour madame. On me trouvait hypocrite. J'avais appris qu'il ne faut pas parler de soi, raconter sa vie, se faire valoir. Tout ça pour me retrouver dans un milieu où les Américaines se jetaient au cou les unes des autres en criant : 'Daaaarling ! I'm soooo glad !' et où l'on se vantait de chaque contrat." Malgré ces désavantages, elle s'est très bien débrouillée. "Je connaissais les codes de la couture et ceux de la société." Avec une autodérision très chic, elle ajoute : "Les journalistes ne parlant aucune langue étrangère se tournaient vers moi. Je disais deux ou trois lieux communs, ils me trouvaient intelligente." Ce n'est pas gentil pour eux. Et c'est sans doute inexact. "Si, si", insiste-t-elle, lovée comme un S dans son sofa blanc. "J'ai longtemps dit, pour m'excuser, que la mode est frivole, mais donne du travail à 12 000 personnes en France. C'est vrai, mais ce n'est pas cela la justification. La justification, c'est que ça nous fait plaisir, que ça nous distrait, que c'est gai et, éventuellement, beau. Tout le monde peut le comprendre, car tout le monde le pense. Quand quelqu'un parle de son cher grand-père disparu, il rappelle toujours le chapeau de paille qu'il portait de façon si rigolote, et pas la manière admirable dont il tenait sa comptabilité."
"Rigolo" est un mot Fressange. De même, "tordant", qu'elle emploie sans arrêt. C'est un mot de son monde, et, je le soupçonne, de sa chère grand-mère. Elle dit encore plus souvent : "bienveillant". On doit l'être si peu, dans son milieu ! On se fait des idées affreuses des milieux artistiques, sans doute pour se consoler de ne pas en faire partie, et l'on oublie que, comme le dit Inès, "tout milieu est abominable, et tout milieu est admirable. Il y a des héros et des résistants même dans la mode. J'ai connu des Pétain de la plumasserie, prêts à renoncer à ce raffinement pour une franchise dans des hypermarchés, et des de Gaulle de la ganse". Elle reste stupéfaite de la naïveté avec laquelle des gens intelligents lui parlent de son ancien métier. "La mode entraîne des préjugés, et pas toujours favorables." À Inès on a plusieurs fois proposé de passer au parlant, mais elle a refusé. "On ne peut pas être acteur avec désinvolture." Aristo loufe comme elle est, elle serait très bien dans un film de Valérie Lemercier. "Elle, oui ! Avec Frédéric Mitterrand, ce serait la seule. Même pour Scorsese, je crois que j'aurais un rendez-vous urgent."
Il y a en ce moment dans le monde deux petites filles qui ont la chance d'avoir Inès de la Fressange pour mère. Elles s'appellent Nine et Violette. Leur mère les adore, mais pas déraisonnablement. Elle dit en souriant que l'une fera Normale et l'autre de la mode, mais elle ne les force pas. Elle ne les force en rien. "Trop de parents transforment leurs peurs en sévérités déplacées, et mes filles font ce qu'elles veulent, étant entendu que je leur explique ce qui serait dangereux pour elles." C'est sa fille aînée qui lui a conseillé, après son veuvage, de cesser de se lamenter. "Et j'ai décidé de prendre le parti de la joie de vivre." Cela nécessite du courage, car il faut se battre contre quelque chose de très séduisant, la tristesse. Qui est aidée par un deuxième ennemi, la bonne éducation. "On m'a aussi appris que, dans la vie, il faut être digne et courageuse. Courageuse, oui, mais digne, qu'est-ce que ça signifie exactement ? Il faut apprendre à montrer qu'on a mal, il n'y a aucune indignité à cela." Et Inès essaie de ne pas idéaliser un fantôme. Elle parle de Luigi d'Urso de façon légère, "avec une part de moquerie affectueuse que, je suis sûre, il aurait eue si c'est moi qui étais morte. C'est un remède napolitain, et peut-être juif. À Naples, on parle des disparus comme s'ils avaient eu la naïveté de croire qu'on pouvait échapper à la mort."
Comment s'imagine-t-elle à 80 ans ? En mannequin du Gaultier d'alors, qui fera défiler des vieilles dames, en grand-mère à confitures ? "Dans la mode, on confond les saisons et les années, et, comme on défile deux fois par an, j'ai déjà 100 ans ! Je me vois bien maire de Tarascon. Je me promènerai en sifflotant, m'arrêtant de temps à autre pour aider de jeunes talents. Ma participation à la création, c'est de choisir des gens de qualité. Tiens, voilà ce que je voudrais faire : Géo Trouvetou, le personnage de Walt Disney. Je me graverais des cartes avec sa devise : Géo Trouvetou, expert en tout'."
Experte en charme, Inès de la Fressange m'a embrassé, je m'attendais presque à ce qu'elle me donne une tape sur le bout du nez, puis elle m'a ouvert la porte. Dans la rue, s'approchait un gros petit monsieur cambré à tête de grenouille qui portait un parapluie rouge et dont la cravate se soulevait sous le vent, un sosie de Truman Capote. J'avais passé deux heures avec Audrey Hepburn, c'était charmant.