ninabou · 28 mai 2011 à 01:10
La minceur est-elle un signe de liberté ?
Entretien entre le nutritionniste Pierre Dukan et l'économiste Jacques Attali
Par madame.lefigaro.fr
La minceur va-t-elle alors devenir le signe extérieur de richesse qu'elle commence déjà à être en Occident ?
Jacques Attali. Je suis convaincu que l'élite sera nomade et que les personnes en fort surpoids seront exclues de cette mobilité, donc exclues de l'«élite» professionnelle, intellectuelle, artistique. Une sorte de distinction sociale va se créer entre ceux qui seront capables de bouger et les autres. L'obésité va être un obstacle à la réussite sociale.
Pierre Dukan. La culture favorise la minceur. Les gens qui ont un niveau culturel – donc économique – élevé sont en général plus minces.
Jacques Attali. Parce qu'aujourd'hui – et demain plus encore –, la minceur est un signe de capacité à la maîtrise. Cela veut dire que l'on est propriétaire de sa vie, donc libre. D'une certaine façon, l'obésité est un signe de dépendance, tandis que la minceur est un signe de liberté.
Pierre Dukan. Alors, beaucoup de gens ne sont pas libres.
Jacques Attali. Ce qui est la réalité.
Pourtant, il fut une époque où une femme enrobée était considérée comme voluptueuse, magnifiée par des artistes comme Rubens, Ingres… Ne va-t-on pas vers un excès de minceur ?
Jacques Attali. Il existe deux dimensions. La première est l'esthétique, la seconde est notre rapport à la mort. Sur l'esthétique, il y a à mon sens une double évolution. L'idéal féminin était une femme qui était d'abord une mère. Elle devait donc projeter une image de fécondité.
Pierre Dukan. Cela rejoint les grands besoins fondamentaux. Après la nourriture, le grand besoin est la sexualité. Mais l'image de la femme avec des hanches, des cuisses et une forte poitrine est aujourd'hui conspuée dans une partie du monde parce que nous torturons ces fondamentaux.
Jacques Attali. Car il y a une tyrannie de deux idéaux. Le premier, c'est la jeunesse, et l'autre, une évolution – selon moifondamentale –, dans toute société, vers l'uniformisation des sexes. Je dirais que le modèle idéal aujourd'hui est le personnage de Tadzio dans Mort à Venise. Visconti l'a très bien imaginé.
Pierre Dukan. Cette androgynie dont vous parlez va à l'encontre des résistances biologiques et comportementales profondes et instinctives. Je l'explique par une modification des sociétés, apparue après la guerre, qui est la recherche perpétuelle de consommateurs.
Jacques Attali. Et cela rejoint la seconde dimension que je voulais évoquer : on consomme pour survivre, mais aussi pour oublier que nous sommes mortels.
Pierre Dukan. C'est pascalien.
Jacques Attali. Exactement. On cherche à se consoler de la peur. Quand une femme (ou un homme) achète des livres, des disques, des robes, des chaussures, elle se dit inconsciemment qu'elle ne mourra pas avant de les avoir lus, écoutés ou portés.
Acheter, c'est conjurer la peur de la mort.
Dans ce contexte, quel discours une femme peut-elle tenir à sa fille ?
Jacques Attali. Une mère (ou un père !) doit dire à sa fille « Trouve-toi ! » et « Respecte-toi ! » En clair, une fois que tu as trouvé ce en quoi tu es originale, respecte-le et sois toi-même. C'est valable pour un garçon comme pour une fille. Et le respect de soi, cela veut dire la maîtrise des sens, des sensations, des plaisirs… et donc la capacité à ne pas aller dans l'excès. Maîtriser son poids en est une des dimensions. De ce point de vue, les sociétés occidentales ont beaucoup à apprendre des sociétés asiatiques. Le yoga, le bouddhisme font de la maîtrise un élément du respect de soi. La continence sous toutes ses formes (de la violence, de la sexualité, de la démesure), c'est la condition de la civilisation.