Bien avant Khaled, bien avant les paillettes du raï internationalisé, il y avait elle. Une femme. Une voix rauque. Un corps ancré dans les douleurs populaires, et des chansons sans tabou. Son nom ? Cheikha Rimitti. Mais derrière le surnom, c’est Sadia Boudiaf, née dans la misère d’un village proche d’Oran en 1923, que l’histoire n’a pas su pleinement honorer.
Orpheline très jeune, Rimitti grandit dans l’ombre de la colonisation française. Elle rejoint des troupes de chanteurs ambulants et apprend sur le tas, au fil des cabarets, des mariages, des routes poussiéreuses. À cette époque, l’Algérie est sous tutelle, et une fille qui chante en public ne fait que s'exclure davantage.
Ses premiers enregistrements datent des années 1950. Sa voix puissante, brute, écorchée, séduit les cabarets populaires. Le public populaire l’adopte immédiatement. Dans ses textes, elle parle de désir féminin, de misère, de corps. Elle chante pour ceux qu’on ne voit pas : les femmes de l’ombre, les ouvriers, les exilés. Elle choque les élites, mais bouleverse les cœurs.
Le 6 juillet 1962, l’Algérie devient indépendante. Dès le lendemain, ses chansons sont bannies des ondes. Jamais invitée à la télévision publique. Jamais célébrée officiellement. Rimitti dérange. Elle ne colle pas à l’image « sage » que le pouvoir veut imposer de la culture féminine. Elle n’est ni docile ni apprêtée. Elle est vérité brute.
Dans les années 1970, elle s’exile à Paris, tout en revenant chaque année longuement en Algérie. Là-bas, elle continue de chanter dans les clubs arabes, entre exilés nostalgiques et jeunes curieux. Là aussi, elle rencontre des artistes internationaux : dans les années 1990, elle collabore avec Robert Fripp et même le bassiste des Red Hot Chili Peppers, dans l’album « Ana Qudami », mix de raï traditionnel, de flûtes nomades et d’électro futuriste.
Cheikha Rimitti ne se disait pas féministe. Pourtant, dans ses gestes, ses mots crus, ses chansons réalistes, elle a cassé tous les codes. Elle a chanté le plaisir féminin sans détour. Elle a dénoncé la précarité des femmes, les violences sociales, l’oubli. Et elle l’a fait dans une langue populaire, en darija, sans édulcorer.
Elle accusera publiquement les « jeunes du raï » de plagiat. « J’ai enfanté des enfants qui ne veulent pas me reconnaître », disait-elle. Elle cibla particulièrement Khaled, Cheb Abdou et Chaba Zahouania. Elle voit en eux une dilution commerciale du raï originel, celui né dans les veillées rurales, les fêtes rituelles, les douleurs silencieuses.
Le 13 mai 2006, elle se produit au Zénith de Paris devant une salle comble. Deux jours plus tard, elle décède à l’âge de 83 ans, dans le 18e arrondissement. Son corps est rapatrié à Oran, où elle est enterrée dans le cimetière d’Aïn Beïda, conformément à ses vœux.
Rimitti n’est pas morte. Elle vit dans chaque phrase chantée à voix nue, dans chaque larme de nostalgie sur les pistes de danse. Elle vit dans les cœurs des femmes qu’elle a libérées à leur insu. Elle vit dans les samples volés, dans les couplets repris, dans les silences médiatiques qu’elle a crevés à la force de son verbe.
Des années après sa disparition, la voix de Cheikha Rimitti continue de résonner. Sa musique, autrefois marginalisée, est aujourd’hui considérée comme une pierre angulaire du patrimoine raï, elle traverse les générations, les frontières, et les silences imposés. Mieux encore, elle inspire une nouvelle vague d’artistes qui puisent dans sa sincérité brute pour réinventer le raï au féminin.
Cheikha Rimitti fut un cri. Un cri de femme, un cri de rue, un cri d’Algérie. Elle ne portait ni foulard ni drapeau, mais son art a élevé des générations entières. Chez Dzirielle, nous n’oublierons jamais qu’avant le raï pop, il y avait le raï de vérité. Et à son sommet, il y avait elle.
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